Guernica, Picasso et la guerre d’Espagne

10 mars 2017Époques contemporaines0 commentaires

Guernica - Pablo Picasso - 1937

Titre : Guernica
Auteur : Pablo Picasso
Technique : Huile sur toile
Dimensions : 3,49 m x 7,77 m
Année :
1937
Conservation :
Musée Reina Sofía de Madrid

Guernica en chiffres

morts

tonnes de bombes

heures de bombardement

personnages

visiteurs par jour

9 mois après le début de la guerre d’Espagne, l’armada aérienne de la Légion Condor décolla pour bombarder la petite ville de Guernica, jugée d’importance stratégique par les franquistes. Cette tragédie inspira à Picasso une œuvre monumentale,  devenue aussi célèbre pour sa portée politique que pour sa savante composition cubiste. Elle demeure un symbole universel de paix et un réquisitoire contre les atrocités de la guerre. Mais l’interprétation précise des éléments qui la constituent reste extrêmement délicate.

Le contexte historique en Espagne avant la guerre civile

La guerre d’Espagne fut sans doute la conséquence d’une accumulation de tensions qui rendirent impraticable la coexistence pacifique de la gauche et de la droite.

Depuis le XIXe siècle déjà, des déséquilibres profonds restaient ancrés dans la société espagnole : inégalités sociales, disparités régionales, sans oublier un anticléricalisme fort qui s’opposait à une église catholique omnipotente.

Malgré la chute de la dictature de Miguel Primo de Rivera en 1930 et l’instauration de la IIème république en 1931, dissensions et  conflits politiques menaçaient la fragile démocratie. Quand les prolétaires aspiraient à la révolution, les officiers songeaient au putch. Pour maintenir un semblant d’équilibre et avec l’illusion de contenter tout le monde, le gouvernement essaya de mener une politique modérée et centriste, ce qui finalement mécontenta à la fois les conservateurs de droite et les militants anarcho-syndicalistes de gauche.

En 1934,  la CEDA, fit son entrée au gouvernement après un succès électoral. Cette nouvelle coalition de droite avait ratissé large : des chrétiens démocrates aux fascistes en passant par les monarchistes. Les partis de gauche appelèrent à la rébellion. Plusieurs foyers insurrectionnels socialistes s’éveillèrent dans le pays. Dans les Asturies une révolte ouvrière fut réprimée dans le sang par l’armée dont un certain Francisco Franco était à la tête. Ce violent épisode creusa encore un peu plus le fossé entre les prolétaires et les militaires.

La révolte des Asturies en 1934

La révolte des Asturies en 1934

Le 6 octobre 1934, en protestation au gouvernement de la CEDA, les miniers de la régions des Asturies entament une grève qui va rapidement dégénérer en affrontement. Le pouvoir décide d’envoyer les troupes espagnoles d’Afrique, avec le général Franco à leur tête pour stopper l’insurrection. La répression sera sanglante et l’on se souviendra de cet épisode comme de la « commune asturienne ».

Février 1936 : victoire du frente popular

Les élections de février 1936 furent remportées de justesse par le front populaire de gauche avec l’appui des communistes et des anarchistes. Le nouveau gouvernement tenta de mener les réformes sociales promises, mais le climat restait difficile. Des deux côtés les esprits se radicalisaient. Affrontements et représailles s’enchaînèrent de plus en plus fréquemment : jeunesse socialiste contre membres de la Phalange, milice ouvrière contre troupe fasciste…

De plus, dès cette victoire du front populaire, des conspirateurs au sein de l’armée commencèrent à organiser le renversement du pouvoir en place. En Juillet 1936, l’assassinat du leader monarchiste Jose Calvo Sotelo détermina le basculement.

Juillet 1936 : Sédition des généraux

Le 17 juillet, un coup d’état débuta au Maroc espagnol sous le commandement de Franco. Certaines régions tombèrent immédiatement, mais les milices prolétariennes se mobilisèrent rapidement, et fidèles aux républicains, réussirent à conserver de grandes villes comme Madrid, Valence ou Barcelone. Au bout d’une semaine, le pays était divisé en 2 territoires de superficies équivalentes.

Affiche du parti communiste appelant à voter pour le front populaire en 1936

Affiche des élections de 1936

La victoire du front populaire en 1936 a en partie été possible grâce à l’appel au vote par le parti communiste et les anarchistes. En effet, l’une des promesses était de libérer tous les prisonniers politiques en cas de victoire, parmi lesquels on pouvait compter environ 15 000 militants anarcho-syndicalistes.

Enlisement du coup d’état et début de la guerre civile

En tentant leur « pronunciamiento », les généraux avaient finalement déclenché une révolution. Les ouvriers s’armèrent pour défendre la république. Les patrons, effrayés, abandonnèrent leurs entreprises pour rejoindre le camp nationaliste. Les travailleurs s’emparèrent des usines, les paysans collectivisèrent leurs terres. Le gouvernement avait perdu toute autorité, ne disposant quasiment plus d’aucune force militaire ou policière. Les partis et syndicats de gauche s’organisèrent en armée populaire pour combattre les nationalistes.

Siège de Madrid et miliciens républicains en 1936

Guerre civile espagnole

Siège de Madrid avec le célèbre slogan de la pasionaria « No Pasarán » et miliciens républicains en 1936

Les réactions internationales

À l’étranger, les avis furent d’abord partagés. Le président français, Léon Blum, aurait voulu intervenir pour soutenir les républicains, mais les partis de droite s’y opposèrent appuyés par les britanniques. Un pacte de non-intervention fut alors signé avec la majeure partie des pays européens, empêchant ainsi la livraison d’armes en Espagne. Ce blocus fut finalement une vaste hypocrisie, puisque très vite, l’Italie de Mussolini et l’Allemagne nazie fournirent du matériel militaire et des troupes aux nationalistes. En réaction, l’Union soviétique commença elle aussi des livraisons pour les républicains.

Hitler, au pouvoir en Allemagne depuis 1933, apporta son soutient aux nationalistes comme on organise une répétition générale. Il exploita l’Espagne comme un vaste terrain d’entraînement en vue de la guerre mondiale qu’il s’apprêtait à déclencher en Europe.

 

Situation en 1936

Situation en 1937

Situation en 1938

Guernica, le cœur du pays Basque

Isolés derrière la barrière naturelle que forment les montagnes au nord de l’Espagne, les 7000 habitants de Guernica n’étaient guère affectés par les combats faisant rage dans le reste du pays.

Depuis le coup d’état du 17 juillet, les citoyens de Guernica – et du pays basque en général – étaient restés fidèles au gouvernement républicain. Madrid venait de s’assurer leur loyauté en accordant aux basques l’indépendance législative.

Depuis toujours, l’autonomie paraissait un droit élémentaire aux basques. Ils possédaient une culture singulière et leur langue, d’origine mystérieuse était exclusive à leurs provinces.

Et Guernica était considérée comme la capitale de cœur du pays basque. Avec son parlement historique et son chêne, l’emblème de la liberté et de l’indépendance basque.

Sa valeur symbolique fit-elle de Guernica une cible idéale ?

Les troupes franquistes à l’assaut du nord

Après l’échec de la prise de Madrid en février 1937, l’état major nationaliste décida de s’occuper des poches républicaines résistantes situées au nord du pays.

C’est ainsi que fin mars, 50000 hommes marchèrent sur le pays basque avec l’appui de la légion d’élite de l’aviation allemande. Bien que pauvrement équipées, les troupes républicaines résistèrent fortement mais furent contraintes de reculer peu à peu.

Le 31 mars, la ville de Durango fut bombardée. Plus de 300 civils périrent. Plusieurs bataillons peu encadrés quittèrent finalement les lignes stratégiques, ouvrant ainsi une brèche d’une vingtaine de kilomètres

 

Le pont de Renteria, cible officielle du bombardement

Le pont de Renteria

Le pont de Renteria était la cible officielle du bombardement de Guernica pour empêcher la retraite des réfugiés.

Guernica devint le point de mire de tous les réfugiés qui fuyaient l’avancée franquiste et les bombardements.

Wolfram von Richthofen, le chef le l’état major de La légion Condor suggéra aux franquistes de couper la retraite des réfugiés et de détruire le pont de Renteria, aux portes de Guernica.

Ainsi fut-il décidé. Le 26 avril 1937, les escadrilles de la Légion Condor appuyées par l’aviation italienne attaquèrent Guernica.

Le bombardement de Guernica

Dès 16h30, bombardiers et avions de chasse dotés de mitrailleuses se relayèrent par vagues successives. La tactique consistait à larguer un tapis de bombes explosives, pour ensuite disséminer des bombes incendiaires tout en mitraillant les civils qui fuyaient.

Quand les avions arrivèrent, chacun chercha le premier abris à sa portée : cave à vin, usine, ou sous-sols de bâtiments. Certains essayèrent de sortir de la ville et se cachèrent dans des buissons ou des fossés sur le chemin.

Le pilonnage dura plus de 3 heures.

Quand les avions se retirèrent vers 20h, les survivants sortirent de leurs cachettes dans une profonde confusion mêlée à une grande incrédulité. Pourtant consciente de la menace, la population n’aurait jamais imaginé une attaque d’une telle intensité.

Le gouvernement basque dénombra officiellement 1654 morts. Mais le nombre total de victimes reste difficile à déterminer car les décombres ne furent réellement nettoyés qu’en 1941.

Trois jours plus tard, les troupes franquistes s’emparèrent de Guernica en entrant dans la ville par le pont de Renteria… toujours intact.

Comment 30 tonnes de bombes ont-elles pu manquer l’objectif soit-disant principal ?

Ce raid aérien sur une population civile n’aurait-il pas eu l’objectif inavoué de tester un matériel de guerre totale en conditions réelles ? Et finalement, semer la terreur et saper le moral de l’adversaire.

Face à la vindicte internationale, Franco accusa les troupes républicaines basques d’avoir dynamité leur propre fief et d’avoir pris la fuite. Ce mensonge éhonté fut unanimement dénoncé.

Selon des sources se basant sur le journal de Wolfram von Richthofen, c’est bien le général Franco qui donna l’ordre du massacre.

Après la conquête du pays basque, l’armée nationaliste continua son offensive victorieuse dans toute l’Espagne jusqu’au 1er avril 1939, jour où Franco annoncera la fin de la guerre civile et la victoire de son armée.

S’en suivront 36 années de dictature qui ne s’achèveront qu’avec la mort du dictateur.

Photo de Guernica après le bombardement en 1937
Photo de Guernica après le bombardement en 1937

Guernica en ruines

Photos prises après le bombardement en 1937

Pablo Picasso : peintre espagnol engagé contre les nationalistes

Dès le début de la guerre civile, Picasso s’était rangé du côté du gouvernement républicain, qui par ailleurs l’avait nommé à la direction du musée du Prado.

Quand en janvier 1937, Madrid le prie de réaliser une fresque pour l’exposition universelle de Paris se tenant l’été suivant, l’artiste est quelque peu embarrassé. Il n’a guère le goût de travailler sur commande. Les mois passent et il tarde à se décider sur le thème du tableau.

Le vendredi 30 avril, les bombardements de Guernica font la une du journal « Ce soir ». Immédiatement, Pablo Picasso est pris de frénésie. Il tient son sujet. Dès le lendemain, il exécute les premiers dessins préparatoires.

Il ne cherchera pas à représenter concrètement la tragédie avec des lieux ou des camps politiques identifiables. Il a l’idée d’un tableau allégorique dans lequel il pourra loger des symboles universels.

Edition du journal "Ce soir" du 30 avril 1937

Edition du journal « Ce soir » du 30 avril 1937

Créé par le Parti communiste français en 1937,  Ce Soir s’affirme dès sa création comme le grand journal du Front populaire. Soutien inconditionnel de la République espagnole, Ce Soir se singularise par sa couverture quotidienne de la guerre d’Espagne. Une équipe prestigieuse (Aragon, jean-Richard Bloch, Paul Nizan) lui assure un succès durable jusqu’à l’interdiction de la presse communiste en septembre 1939.

Source : http://gallica.bnf.fr

En 1937, le peintre andalou est déjà un artiste de premier plan, et il semble conscient de la place qu’aura sa peinture dans l’histoire de l’art. Il numérote et date scrupuleusement tous les travaux préliminaires de Guernica, constituant ainsi une véritable genèse de son œuvre.

Dès la première esquisse datée du 1er mai 37, apparaissent les éléments principaux : le taureau, le cheval et la femme à la lanterne. Sur les croquis du 8 mai, se révèlent pour la première fois les figures de la mère et de l’enfant mort. À partir de l’étude n°15, le format s’allonge, se rapprochant des proportions finales. Le 11 mai, Picasso commence le report du dessin sur la toile. Un châssis de près de 8 mètres de long  et de 3 mètres 50 de haut !  Après quelques hésitations, il se décide à peindre uniquement en nuances de gris. Il achève Guernica cinq semaines plus tard.

Etude n°6 pour Guernica - 1er mai 1937

Guernica, étude n°6

Réalisée le 1er mai 1937 | Crayon sur panneau | 53.7 cm x 64.8 cm

Musée Reina Sofía de Madrid

 

Guernica - Pablo Picasso - 1937

Guernica

Toile réalisée par Pablo Picasso entre le 1er mai et le 4 juin 1937, à Paris.

Nous n’avons absolument aucune certitude sur le rôle des 9 personnages de la toile, ni sur la signification des symboles qui y sont nichés. Picasso lui-même ne nous aide pas :

« Ce taureau est un taureau et ce cheval est un cheval. Si vous attribuez une interprétation à certains éléments de mes peintures, il se peut que cela soit tout à fait juste, mais je ne souhaite pas livrer cette interprétation. Les idées et les conclusions auxquelles vous parvenez, moi aussi je les ai obtenues, mais instinctivement, inconsciemment. »

Mais la tentation d’essayer de saisir le cheminement de pensée de l’artiste est grande, et les spécialistes ont évidemment entrepris de décoder l’œuvre, et ils se contredisent bien souvent.

 

Les sources s’accordent généralement pour reconnaître les figures de Marie Thérèse, et de Dora Maar, respectivement épouse et maîtresse du peintre, dans les personnages  de la femme à l’enfant à gauche de la peinture et de la prisonnière des flammes à droite.

Selon les avis, le taureau est reconnu comme la force brute du totalitarisme observant passivement ses victimes, ou au contraire comme l’âme espagnole restant digne dans l’adversité. Certains y voient même un autoportrait de Picasso.

Le cheval est aussi vu parfois comme le fascisme piétinant des innocents, mais le plus souvent, c’est la république désarticulée et agonisante que l’on perçoit.

La mère pourrait représenter la capitale assiégée (mère = madre en espagnol > Madrid), tandis que son enfant mort évoque l’innocence des civils.

L’ampoule quant à elle a la forme d’un oeil et rayonne comme un soleil. Illustre-t-elle la droiture de la morale ibérique ? Ou encore les bombes destructrices (ampoule = bombilla en espagnol).

Tout à fait à droite, une femme prisonnière des flammes hurle sa détresse dans une position christique qui rappelle celle du fusillé du 3 de Mayo de Goya.

L’homme démembré à terre ressemble à un soldat prêt à mourir pour son idéal. Son épée évoque l’échec de la résistance républicaine et la fleur pourrait elle être l’emblème de la résilience.

La lanterne, enfin, brandit par la femme située au centre du tableau pourrait être interprétée comme un symbole d’espoir mais surtout comme la lueur du témoignage.

Guernica est aujourd’hui considéré comme l’un des chefs d’œuvre du XXe siècle. Pourtant lors de son inauguration, l’accueil fut des plus confidentiel et l’ouverture du pavillon espagnol le 12 juillet 1937 se déroula dans une relative indifférence. Le tableau ne figurait même pas dans le catalogue de l’exposition universelle.

La toile va vivre et commencer à rayonner quelques mois plus tard.

En janvier 1938 Paul Rosenberg la sélectionne pour faire partie d’une centaine d’œuvres destinées à être montrées en Europe du nord pendant plusieurs mois.

En mai 1939, Picasso l’expédie en tournée aux États-Unis. Pendant près de quarante ans, elle restera au MOMA de New-York, Picasso ayant pris des dispositions pour que son œuvre ne soit pas restituée à l’Espagne tant que la démocratie n’y sera pas rétablie.

Guernica exposée au pavillon espagnole de l’exposition universelle de 1937

Guernica au pavillon espagnol de l’exposition universelle de 1937

Première présentation publique, le 12 juillet 1937. Au premier plan, on peut voir une œuvre de Calder, « La fontaine de Mercure »

 

En 1973, Picasso meurt, et la toile est toujours en sûreté à New York.

Franco a bien essayé dans les années 60 de mener des campagnes de séduction pour récupérer le tableau, mais heureusement sans succès.

Il faudra attendre 1981, six années après le décès du dictateur, pour que Guernica rejoigne la patrie de son créateur.

Aujourd’hui, 80 ans après le bombardement de Guernica, ce sont près de 10000 visiteurs qui se recueillent chaque jour devant ce témoignage emblématique de l’histoire moderne.

A propos de Pablo Picasso...

Né en 1881 à Malaga en Espagne, Picasso est un artiste majeur du XXe siècle.

A partir de 1904 il choisit de vivre en France, d’abord à Paris puis dans le sud de la France.

Fondateur du cubisme avec Georges Braque, il préféra toujours l’étiquette de peintre surréaliste.

Son œuvre gigantesque (plus de 50 000 tableaux, dessins, sculptures, gravures, etc.) se déploya dans de multiples directions, sur de nombreux supports en expérimentant souvent de nouvelles techniques.

Contredisant le dicton qui stipule que « ce qui est rare est cher », les collectionneurs s’arrachent le travail de Picasso à prix d’or depuis des décennies.

Picasso s’éteint à Mougins en 1973 à l’âge de 91 ans.

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Repères


  • 1881 : Naissance de Pablo Picasso à Malaga
  • 17 juillet 1936 : Coup d’état manqué contre le gouvernement espagnol et début de la guerre d’Espagne
  • 26 avril 1937 : Bombardement de Guernica
  • 12 juillet 1937 : Inauguration du tableau Guernica de Picasso à l’exposition universelle de Paris
  • 1er avril 1939 : Victoire des franquistes et fin de la guerre civile
  • 1973 : Décès de Picasso à Mougins
  • 1975 : Mort de Franco
  • 1981 : Restitution du tableau Guernica à l’Espagne

Biblio :

« Les dernières heures de Guernica » de Gordon Thomas et Max Morgan-Witts

« Lire la peinture de Picasso » de Guitemie Maldonado

« Picasso » de Carsten-Peter Warcke